Vittore Ghiliani, aux dires de Lessona et Camerano, salua favorablement l'œuvre
de Darwin, mais il évita de se prononcer publiquement sur celle-ci. Comme
beaucoup de naturalistes contemporains, Ghiliani vit dans l'œuvre de Darwin une
confirmation de ses convictions sur la variabilité des espèces, et il ne pouvait
pas ne pas être d'accord avec son collègue anglais sur le parallèle entre la
spéciation à l'état naturel et en domesticité, et sur l'importance de l'étude de
la biogéographie. Le fait qu'on ne pouvait pas ramener la théorie de Darwin aux
théories de Lamarck ou de Bonelli ne dut pas préoccuper Ghiliani de façon
excessive dans le grand débat pour ou contre la transformation graduelle des
formes de vie, le célèbre naturaliste anglais s'était rangé du côté des
partisans de la transformation des espèces ; et il avait apporté de nouvelles «
preuves » à l'appui du « fait » de l'évolution. Les divergences possibles et
probables à propos du rôle de la sélection naturelle en tant que mécanisme-roi
de la différenciation des espèces n'étaient pas si importantes que cela aux yeux
de ceux qui - et Ghiliani en était - considéraient que le fait d'être favorable
ou contraire à l'évolution était le facteur unique et crucial de discrimination
scientifique et philosophique.
S'il est vrai que la pensée du maître trouve souvent son expression dans les
œuvres de l'élève, nous pourrions dire que les premiers travaux scientifiques de
Lorenzo Camerano (1856-1917), le plus jeune des « évolutionnistes » turinois,
reproduisaient les thèmes et les priorités de recherche qui avaient caractérisé
l'enseignement de Bonelli, les recherches de Ghiliani, et les mémoires
scientifiques de Lessona. Camerano étudia longuement la distribution
géographique des amphibiens anoures du Piémont. Dans un mémoire de 1883 Ricerche
interno alle aberrazioni di forma negli animali ed al loro diventare caratteri
specifici, le jeune zoologiste insistait sur la nécessité d'examiner et de
mesurer avec une attention extrême la morphologie des divers individus composant
une population : dans l'étude de Camerano, réapparaissaient les théories de
Bonelli sur les variations accidentelles qui peuvent constituer le caractère
révélant une nouvelle variété ou une nouvelle espèce (34).
Michele Lessona, de même que Ghiliani, approuva aussitôt, et avec enthousiasme,
l'œuvre de Darwin, contribuant même à faire connaître plusieurs écrits de son
collègue anglais. Lessona traduisit, en 1872, L'origine de l'homme, en 1873, Le
voyage d'un naturaliste autour du monde, en 1883, La formation de la terre
végétale. Dans les leçons d'introduction à son cours de zoologie, Lessona
parlait de l'œuvre de Darwin qu'il considérait comme un continuateur important
de l'œuvre de Lamarck. Dans une des premières éditions des notes prises pendant
ses leçons par quelques étudiants, édition non datée, mais certainement
antérieure à la première édition « officielle » des leçons préparée par son fils
Mario, Lessona soulignait le caractère nouveau de la solution darwinienne au
problème des espèces :
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