Pour Ghiliani, De Filippi et Lessona, l'œuvre de Darwin représenta donc une
étape, étape sans aucun doute cruciale, dans le long débat sur le problème des
espèces. Ghiliani, élevé dans la tradition des naturalistes collectionneurs,
avait horreur de discuter, dans ses écrits, de ses propres prédilections
théoriques. Toutefois, son enseignement, ses discussions avec ses collègues et
ses disciples, et même ses recherches attentives sur les faunes locales et sur
les variations géographiques des espèces, confirmaient les priorités de
recherche clairement fondées sur les élaborations théoriques de Franco Andrea
Bonelli. Des trois naturalistes, De Filippi, vétéran du débat sur les espèces et
sur les limites de leur variabilité, fut peut-être celui qui resta le plus
frappé par l'œuvre de Darwin ou mieux, par les conséquences sur l'homme que
Huxley en faisait dériver. Sa tentative de conciliation de la doctrine
darwinienne avec ses propres convictions religieuses, ainsi que l'a rappelé le
Pr Montalenti, déchaîna en 1864, le premier grand débat italien sur les
doctrines évolutionnistes. Michele Lessona, homme politique libéral,
anticlérical, journaliste nourri des mythes du progrès scientifique et
industriel, grand apôtre de l'éthique du aide-toi toi-même, accueillit
favorablement et sans difficultés l'œuvre de son collègue anglais. Toutefois, le
débat serré sur plusieurs points-clé de la théorie darwinienne et les doctrines
néo-darwiniennes, l'amenèrent à revenir aux pratiques sûres de la recherche, et
aux options théoriques de l'école entomologiste turinoise. Comme nous l'avons
observé, Lessona et Ghiliani enseignèrent à Camerano l'importance de l'étude des
faunes locales, qui démontraient la capacité des organismes à s'adapter aux
conditions géo-climatiques où ils vivaient.
Les sciences naturelles italiennes du XIXe, les recherches zoologiques en
particulier, ne contribuèrent pas par des doctrines ou des figures
spectaculaires au débat scientifique européen. Cependant, les particularismes
régionaux, la nécessité de longs séjours de recherche à l'étranger, l'attention
à ce qui se passait en France, en Allemagne et en Angleterre, faisaient de
l'Italie un pays où différentes traditions scientifiques se combinaient pour
former des synthèses souvent hybrides, mais d'un grand intérêt pour un historien
de la science, et particulièrement des disciplines naturalistes. Nous n'en
savons pas encore beaucoup sur les événements scientifiques italiens du siècle
passé, que ce soit à cause de la carence des personnages et des idées capables
d'attirer l'attention des historiens, ou bien à cause des événements culturels
propres à ce pays au cours des premières décennies de ce siècle. Nous avons
recueilli dans cette étude une série de renseignements, souvent fragmentaires ou
constitués par de simples facteurs indicatifs, lesquels ont mis en lumière
l'attention que l'on portait, dans différentes régions d'Italie, au débat
européen sur les espèces, au cours des décennies précédant la publication de
l'Origine des espèces. Le fait que l'on ne puisse pas parler, comme le voulaient
Camerano et Lessona, d'un « lamarckisme » italien, ne diminue en rien l'intérêt
des lectures critiques de l'œuvre de leur collègue français, de la part de
nombreux naturalistes italiens. Les idées, les priorités et les pratiques de la
recherche zoologique
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